Connaissant une trajectoire fulgurante, le monde des jeux vidéo n’en demeure pas moins méconnu dans ses réalités par une grande partie du public. Néanmoins, ce secteur très dynamique recèle un potentiel en termes de création d’emplois, de richesses et de savoir-faire qui n’en est qu’à ses débuts au Sénégal. Où en est l’industrie au pays de la Teranga ? Pour faire le point, «Le Soleil» est allé à la rencontre des principaux acteurs de cette industrie balbutiante.

Par Daryl AUBRY (stagiaire)

En 2019, l’industrie vidéoludique représentait un chiffre d’affaires mondial de 150 milliards de dollars Us, dépassant ainsi celle du cinéma, de la musique et de la vidéo…réunis. À elle seule, la part relative aux jeux sur mobile représentait 45% du marché, positionnant les plateformes mobiles, type téléphone mobile, comme premier support de jeux vidéo au monde, devant les consoles ou Pc. Dans ce paysage de l’industrie du divertissement relativement récent, le continent africain ne représente à ce jour qu’environ 1% du marché. En dépit de cette part relativement retreinte, il n’en demeure pas moins qu’« […]avec une population de plus de 1,2 milliard d’individus (qui doublera d’ici à 2050), dont un demi-milliard de moins de 25 ans et près d’un milliard d’abonnés à la téléphonie mobile, dont la moitié peuvent jouer sur smartphone – la prochaine grande percée de l’industrie des jeux vidéo s’inscrit en Afrique », estime YUX, agence de recherche et de design basée à Dakar. Qualifier ce secteur de croissant serait un euphémisme. Le nombre de joueurs de jeux vidéo en Afrique est passé entre 2014 et 2018 de 23 millions à 500 millions. Ceci est principalement tiré par les joueurs sur smartphone dont la pénétration n’a cessé de croître depuis une décennie. Au Sénégal, l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes (Artp) établit le taux de pénétration de téléphones portables à 117%. C’est-à-dire qu’au pays de la Téranga, on compte plus de mobiles que d’habitants. Dans une étude publiée l’an dernier sur les usages et préférences des joueurs sénégalais et ivoiriens sur mobile, YUX révélait que 87% des joueurs de jeux vidéo interrogés jouaient sur smartphone, loin devant les autres supports jeux. Deux facteurs semblent expliquer ces chiffres, interprète Max Smith, chargé de projet chez YUX. Le premier est l’aspect démographique à mettre en avant avec une population très jeune et le second est l’accès simplifié à la technologie dû à l’augmentation du pouvoir d’achat et des produits à prix abordables. «Nous sommes aux balbutiements du démarrage de l’industrie des jeux vidéo en Afrique de l’Ouest. Nous sommes au début d’une explosion d’un marché. La courbe de la quantité de développeurs, de projets et d’éducation va extrêmement vite. Cela ne peut qu’exploser en termes de production et de consommation de jeux vidéo», manifeste Julien Herbin, co-fondateur du studio dakarois de développement de jeux vidéo Kayfo. Quant à savoir où se situe la sous-région dans ce secteur prometteur, le constat est amer. « L’Afrique de l’Ouest est la région la plus à la traîne par rapport aux autres en termes de production de jeux», confie Julien. «Les possibilités sont infinies. Mais nous sommes en train de perdre beaucoup de temps par rapport à d’autres pays africains, notamment en termes de réalité virtuelle», exprime Julien Herbin (gauche) et Binta Dème (droite) dans les locaux de Kayfo Game studio à Dakar.

Une industrie encore raillée

S’il est un art qui subit les quolibets et les clichés en tout genre, c’est bien celui des jeux vidéo. Lindou Da Souza, artiste 2D/3D actif dans l’animation chez Kayfo, raconte qu’au début, son entourage n’était pas rassuré car «pas rentable en Afrique». Binta Dème, gamedesigneuse chez Kayfo, relate que ses amis ont tendance à être moqueur pensant qu’elle est payée pour jouer. « Être créateur de jeu vidéo et que ça soit un travail est vraiment difficile à imaginer pour certains », commente-t-elle. Elle explique souvent devoir faire un travail pédagogique pour se faire respecter et casser les clichés sur le métier. À ce propos, Julien Herbin précise : «Produire un jeu vidéo n’est pas chose aisée, même s’il n’est pas très réussi. Cela requiert de la passion, de la persévérance, de la créativité et de la curiosité ». Cette industrie requiert des gens au profil complet, différents corps de métier sont demandés. À la fois des métiers techniques pour la partie conception telle que programmeur, concepteur de model 3D et pour la partie à la fois artistique de «game design» et des métiers créatifs. William, en licence de management informatisé des organisations à Ziguinchor, a déjà créé 3 jeux vidéo en autodidacte, tous disponibles sur les plateformes de téléchargement. Reconnaissant avoir subi peu de pression, il a cependant rencontré de l’incompréhension de la part de son entourage. «Au début, le fait de vouloir créer son propre jeu provoque des rires, bien sûr ! Mais il faut faire abstraction et persévérer», confie-t-il.

«Game designer», colonne vertébrale du développement des jeux vidéo

Véritable clef de voûte de la création d’un jeu vidéo, le métier de game designer est pourtant bien peu connu. En résumé, le game designer, c’est celui qui conçoit l’univers graphique, la «story line» (histoire) du jeu. Il est le scénariste, le concepteur du jeu. C’est un véritable métier qui requiert des années de formation pluridisciplinaire, souligne le Professeur Faye. Binta Dème, sans doute seule sénégalaise à pratiquer le métier de game designeuse comme activité principale, développe : «Le game designer définit les règles du jeux, le gameplay et les interactions entre le joueur et l’environnement du jeu. Il est chargé d’avoir des idées, de faire la coordination avec les équipes». Le game design peut s’apparenter au scénario d’un film. C’est sur ce que ce dernier a imaginé que les programmeurs, artistes, développeurs, graphistes pourront s’appuyer et l’utiliser comme base de leurs travaux. «Pour être un game designer, il faut d’abord aimer les jeux vidéo et avoir une grande créativité. Il faut être un bon scénariste, d’où le besoin de créativité, et maîtriser un peu les codes de la programmation. Il faut donc une certaine indépendance dans la prise d’initiative», ajoute-t-elle.Face au manque d’offre de formation pour ce métier, William, fort de son expérience, relève l’importance de la flexibilité et de savoir être autodidacte. «Au début, on est seul et on ne connaît pas quelqu’un d’autre qui peut être ton mentor ou t’apprendre ; donc tu es obligé de tout apprendre par toi-même», avoue-t-il. 

Cruel manque d’offres de formations spécialisées

Sur la question des formations proposées à ce jour dans le milieu, le Professeur Faye constate que, pour le moment, en dehors de certains modules à l’École supérieure polytechnique (Esp), il n’y en a pas. «Beaucoup de jeunes apprennent seuls sur des vidéos en ligne. On constate un retard sur d’autres pays africains tels que le Kenya, le Maroc ou l’Afrique du Sud », dit-il avec lucidité. Les acteurs espèrent une articulation publique et privé. Certes le public a droit à une offre de formation et de soutien aux innovations qui commence par une bonne compréhension du secteur à travers une bonne communication et des travaux de vulgarisation destiné à toutes et tous. Mais la participation du privé semble également nécessaire. « La création de hub, d’espace de coworking, […] investir dans de l’équipement tel que des capteurs pour réalité virtuelle et les imprimantes 3D par exemple, afin d’exposer les jeunes à la pratique », propose le Professeur Faye, grand promoteur du « learning by doing » (apprendre par la pratique). Bien qu’ayant suivi lui-même une formation universitaire généraliste, Julien Herbin est le parfait exemple que l’on peut rejoindre l’industrie du jeu vidéo sans avoir de formation spécifique, confesse-t-il, le sourire au coin. Le jeune entrepreneur admet, néanmoins, avoir mis du temps à monter son équipe et la former ; et ce à cause du manque de formation spécialisée. Cependant, il reste optimiste : « Il y a du talent ici, il faut juste aller le chercher », dit-il plein d’enthousiasme.

Contexte international en pleine ébullition

France 24 – Lundi, s’est ouverte en Californie une bataille juridique qui dure déjà depuis 2 mois entre deux géants du numérique ; Epic Games et Apple. Le premier, éditeur du jeu vidéo Fortnite au succès planétaire, accuse le second d’abus de position dominante. En effet, Apple applique une commission de 30% de tout paiement transitant par sa plateforme de téléchargement App Store. Ce que conteste Epic Games soutenu par bon nombre d’autres géants du secteur tels que Facebook, Spotify ou Tinder créant une véritable coalition. Le jugement, toujours en cours, s’annonce âpre et les conséquences sont déjà considérés comme historiques pour l’industrie.

Comme mentionné plus haut, l’industrie des jeux vidéo est une véritable poule aux œufs d’or. Mais, à ce jour, au Sénégal, peu de gens vivent de cette passion et beaucoup doivent pratiquer une activité annexe pour pouvoir s’en sortir. À ce jour, un studio tel que Kayfo peine à rentabiliser ses jeux de divertissement. L’essentiel du budget étant destiné au paiement des salaires. Une solution serait la monétisation des jeux, c’est-à-dire transformer les joueurs en joueurs-payeurs. L’idée n’est pas totalement dénuée de sens, l’étude YUX révélait que 25% des joueurs reconnaissaient avoir déjà dépensé de l’argent pour un jeu. Les faibles revenus pour l’industrie au Sénégal s’expliquent en partie à cause d’un taux de bancarisation très faible. « Il est très difficile pour les gens de pouvoir payer pour un jeu même s’ils le veulent. Souvent on doit faire appel aux membres de la diaspora », commente Max Smith. Néanmoins, les moyens ne sont pas encore adéquats. La même étude indiquait que 71% des sondés considéraient le paiement par mobile money comme le plus souhaité. Or cette technologie n’existe pas encore. Un comble lorsqu’on réalise que bon nombre d’opérations de paiement se font déjà par ce moyen. Ainsi, une stratégie envisagée semble être l’établissement des partenariats avec des compagnies, notamment téléphoniques, pour aider à déployer les jeux et donner plus de visibilité. « Les grands groupes de téléphonie ont une carte à jouer à travers leur force de frappe financière », observe le Professeur Faye. Lorsqu’on lui demande de parler du chemin parcouru et de l’avenir, il répond : «Il y a encore du chemin à faire, ce n’est que le début. La satisfaction viendra une fois qu’on aura réellement accompli quelque chose. Mais on peut être fier», conclut William toute en sobriété.

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